"Continuer à imposer l’arabe scolaire est une absurdité"
Pour Abderrezek Dourari, linguiste et ancien membre de la commission de réforme du système éducatif, la politique d’arabisation serait à l’origine de beaucoup de dégâts dont le plus dangereux : l’éradication des élites algériennes arabisantes et francisantes. Pour réconcilier les Algériens avec leurs langues, il propose des pistes.
En tant que membre de la commission de réforme du système éducatif, que pensez-vous de la politique linguistique de l’Etat algérien…
La politique linguistique des Etats du Maghreb avait comme but déclaré de s’opposer au colonisateur. La culture et l’identité françaises y sont restées pendant 132 ans avec ses dimensions linguistiques (le français) et religieuse (christianisme). Les militants nationalistes algériens ont voulu lui opposer une identité algérienne fondée sur la langue arabe classique et l’Islam, pour faire bonne mesure et paraître au même niveau de prestige que celui mis en avant par le colonialisme. Le choix de la définition arabo-islamique était un peu dicté par les conditions de l’époque.
Mais cette identification par opposition mécanique a posé problème dans le mouvement national, qui a vite connu la crise dite berbériste de 1949. L’identité officielle retenue par le PPA-MTLD et des nationalistes avait, en effet, exclu la berbérité et l’arabe algérien (dorénavant appelé maghrébin). Après l’Indépendance, la crise s’est poursuivie. A cette époque, on ne pouvait plus accepter que des éléments qui définissent réellement et historiquement notre identité et culture soient complètement occultées par notre Etat national indépendant.
Et la politique linguistique de l’Etat algérien a été, pendant toute cette période, et jusqu’à 2002, date de la constitutionnalisation de tamazight, la continuité de ce qui a posé problème en 1949. On a imposé à une société qui ne se reconnaissait pas comme arabe au sens ethnique, une langue arabe qui n’est pas la sienne et qui n’est la langue maternelle de personne dans le monde dit arabe. Il s’agit de l’imposition d’une politique linguistique autistique. Les élites en charge de l’Etat avaient décidé que l’Algérie était arabe et que tout le monde devait parler cette langue (arabe scolaire), que personne ne parle en dehors des élites arabisantes, réduites en nombre, et restreints au domaine formel.
La politique linguistique algérienne continue à utiliser cette langue comme seule langue de l’administration et de l’école. Cela continue donc de créer un conflit par rapport aux langues maternelles, étouffées par cette politique, et par rapport aux langues du savoir scientifique moderne et universel. Cela pose aussi un problème au niveau des élites, qui étaient, au lendemain de l’Indépendance, essentiellement francophones. C’est un conflit qui a été créé de toutes pièces. Par obsession de se distinguer du colonisateur, l’Etat algérien a imposé le recul de la langue française pour ne récolter que ruines en contrepartie.
L’Etat nous aurait donc négativement influencé…
Absolument. Cela a produit une véritable catastrophe intellectuelle et culturelle. Du jour au lendemain on a imposé aux élites formées en langue française de s’exprimer uniquement en arabe scolaire. Je me souviens durant les années 1980 comment des ministres baragouinaient un arabe complètement cassé. C’était pathétique. Le défunt président Boudiaf parlait l’algérien (le maghrébi) et ses discours passaient bien auprès de l’opinion... Dans le théâtre, dans la chanson, le raï et le chaâbi... l’algérien est roi et est une langue de communion dans tout le Maghreb.
Et ça continue encore…
Disons que oui, beaucoup ne maîtrisent pas cette langue arabe scolaire. Il faut dire que l’Etat algérien fonctionne en français dans les domaines les plus pointus. En réalité, il me semble que les documents sont rédigés en français puis traduits en arabe scolaire. C’est une politique autistique, elle ne prend pas en ligne de compte la réalité historique, linguistique et culturelle de la société algérienne. Cela a produit des attitudes de stigmatisation de notre réalité culturelle et linguistique dont l’ultime conséquence est la haine de soi. Les Algériens sont amenés à se détester, à détester leurs langues maternelles. Ils ont l’impression terrible d’être mal nés. Une haine de soi si incroyable que certains affirment sans honte que le parler algérien est pathologique.
En fait, la pathologie est dans la tête de ceux qui pensent ainsi et montrent ainsi combien ils méprisent leur peuple et ignorent tout des sciences du langage. Le mixage dans les langues est naturel. Par exemple, les deux symboles du christianisme et de l’Islam, la géhenne (djahanam), et le paradis (el firdaous) sont des appellations d’origine iranienne ; çirât (la voie, le chemin) est d’origine latine, khimâr est d’origine syriaque... ! La langue du Coran n’est pas pure. Pourquoi alors demander à l’Algérien ou au Maghrébin d’être pur ?! La pureté est une affaire de nazisme.
Que devait faire l’Etat au lendemain de l’Indépendance pour éviter cette catastrophe ?
Exactement ce qu’il faut faire aussi maintenant. Ce n’est toujours pas trop tard. On ne peut pas continuer de faire dans la catastrophe culturelle. A l’époque, il ne fallait absolument pas se brancher sur une politique linguistique monolingue. L’Etat (système institutionnel) devait refléter la nation qui parle plusieurs langues ; ce n’était pas à la nation de se conformer aux désirs des élites gestionnaires de l’Etat. Il fallait au moins distinguer entre la langue du lien social, le berbère et l’Algérien, d’un côté, et la langue des études et de la science, de l’autre côté. De la science, on avait deux orientations possibles : soit on choisit l’arabe scolaire ou le français, ou les deux avec une spécialisation. Mais le choix doit d’être fait sur une base rationnelle. Pourquoi le français et non pas l’arabe scolaire ?
Pour cette dernière, il ne s’y produit plus de savoir depuis des lustres. Pas de pensée scientifique, littéraire, artistique ou philosophique… L’arabe scolaire est devenu un véritable cimetière dans lequel repose le conservatisme de type religieux producteur d’arriération mentale et de l’extrémisme violent. Il fallait retenir, au lendemain de l’Indépendance, que le français est la langue de la décolonisation. Toutes les négociations faites, documents révolutionnaires, rédigés… l’étaient en français. Les dirigeants de la révolution algérienne étaient francophones ou bilingues...
Il fallait comprendre également l’enjeu qui n’était pas seulement identitaire : le français permet d’accéder directement au savoir scientifique moderne. L’Etat a une mission essentielle : il se doit de procurer assez de prospérité et de paix à son peuple et non pas se consacrer à servir une idéologie. Aujourd’hui, l’Etat doit se poser la question, que faut-il faire ? Est-ce le développement du pays qui est prioritaire ou alors faudrait-il plutôt continuer à se consacrer à imposer la langue arabe scolaire envers et contre tout ? C’est de l’absurdité incroyable.
Concrètement, que préconisez-vous ?
Au niveau de la politique linguistique, il faut voir trois niveaux : les langues maternelles, l’arabe scolaire et le français. Pour le premier niveau, il faut déployer des efforts pour étudier, sauvegarder et développer ces langues maternelles en vue de l’apaisement et la stabilisation identitaire et pour leur donner toutes leurs chances de développement.
Pour l’arabe scolaire, il est urgent de le moderniser sur deux niveaux : le premier concerne les méthodes didactiques. Pour l’instant on continue à enseigner cette langue presque comme au VIIIe et IXe siècles. Le deuxième concerne les contenus pédagogiques. Cette langue, si elle n’est pas découplée du conservatisme religieux, de tous les archaïsmes et des mentalités arriérées, ne pourra jamais avancer. Le conservatisme l’étouffe à trop vouloir l’étreindre comme un boa.
Il n’y a aucun autre recours à la maîtrise de cette langue par les élites de notre société. Pour le français, le mieux est de rentabiliser son existence largement diffusée dans la société et de développer son enseignement pour qu’il prenne en charge, et rapidement, la réparation du lien de la société avec la pensée rationnelle et scientifique moderne et universelle. Diffuser l’anglais, l’espagnol, le chinois, etc., est aussi nécessaire.
Mais actuellement, il se passe le contraire : on interdit de plus en plus le français dans les écoles privées et on tente d’enseigner tout en arabe aux universités. L’école a donc participé à cette catastrophe…
Par exemple dans la loi d’orientation de l’école, votée en 2008, ce problème n’a pas été pris en charge par la définition des fonctionnalités et des buts pour lesquels on enseigne chacune des langues citées, dont le tamazight.
Tout s’enseigne en arabe scolaire. Et cette langue est enseignée en rapport avec le conservatisme culturel arabe et islamique. Les courants religieux relativement éclairés, comme Chatibi, ou Ibn Hazm Al-Andalussi, ou les philosophes arabes les plus connus comme ledit philosophe des Arabes, Al-Kindi, ou Ibn Rochd ou Ibn Tufayl..., la pensée des Ikhwân As-Safâ ou du mu’tazilisme, ne sont pas enseignés. Il est nécessaire de ressouder le lien de l’arabe scolaire avec son patrimoine rationnel et humaniste ; comment se fait-il qu’on n’enseigne pas Al-Djâhid, Al-Mas’oudî, Abu Hayyan At-Tawhîdî... dans la pensée classique arabe ? Je tiens à dire que ce n’est pas la langue en elle-même qui est mise à l’index, mais c’est particulièrement la politique, et les choix des contenus culturels qui lui sont compatibles.
La conséquence, aujourd’hui, est que l’Etat n’arrive même pas à décider quel jour est le week-end et ce juste pour satisfaire les caprices de certains intégristes.
Est-il vrai que nous ne maîtrisons aucune langue ?
Mais les Algériens parlent leurs langues maternelles. Ils y sont à l’aise. Les autres langues, le français et l’arabe scolaire, ne sont pas maîtrisées à cause de la faillite de notre système éducatif. Il faut donc une politique linguistique hardie. Transformer l’école en un sanctuaire du savoir et non pas en un lieu où se pratique la préparation des mentalités à être réceptives au conservatisme. Tout le monde sait que l’étudiant algérien ne maîtrise ni l’arabe scolaire ni le français.
On ne peut pas continuer à instaurer des commissions de réforme de l’éducation à l’infini sans aller jusqu’au bout de la logique et sans passer aux actes. C’est à cause de tout ça que notre « meilleure université », Djilali Lyabes à Sidi Bel Abbès, est classée 4116 à l’échelle internationale (Cf. Ranking Web of Worlds Universities July 09) ; celle de l’USTHB, 7008 et celle d’Alger, la plus ancienne de toutes, 7849. Tout le système éducatif, du préscolaire jusqu’au doctorat a lamentablement échoué. Il ne peut plus se réparer de lui-même et exige une coopération internationale active et courageuse. Le prix à payer importe peu, car il y va de la survie de la nation et de ses capacités de réflexion et de création.
Il n’est tout de même pas trop tard pour redresser la situation…
Nous n’avons plus de capacité aujourd’hui de nous redresser par nous-mêmes. Ce serait trop long et la science n’attend pas. Une seule possibilité : des mesures drastiques qui seraient appliquées. Il faudrait investir sérieusement et faire appel à la coopération étrangère. Il est nécessaire de restructurer d’abord les universités et d’installer d’autres étrangères. Car nous n’avons plus de modèle (vivant et de proximité) d’université correcte.
La nation, tout comme l’Etat, est interpellée pour reconsidérer le système éducatif, de santé et de formation professionnelle, comme premières priorités, car bientôt nous ne serons même pas capables de lire les notices accompagnant nos gadgets électroniques (électroménagers ou téléphone portable...).
La nouvelle génération des parents préfère communiquer en français avec leurs enfants plutôt que dans une autre langue. Qu’en pensez-vous ?
C’est naturel, cela montre que les Algériens sont en très bonne santé mentale et linguistique.
C’est une génération de parents consciente des enjeux internationaux relatifs au savoir et à l’économie fondée sur la connaissance. Ils prennent une responsabilité que l’Etat n’arrive pas à assumer. Et c’est la cas de le dire : l’Etat ne reflète pas la nation, pour pasticher le titre de l’ouvrage de Burhan Ghalioun (L’Etat contre la nation). Les parents ont compris l’urgence. Ils sont de plus en plus favorables à l’enseignement en langue française ; beaucoup de sondages l’ont montré, y compris celui mené par El Watan. Les Algériens essayent d’étudier en langue française et d’améliorer leur niveau.
Il y a un véritable éveil et ils ont compris que l’option de l’arabisation idéologique est une option contre leur intérêt présent et avenir. Les choses sont claires maintenant. Tout le monde a compris que cette politique d’arabisation à contenu conservateur (Mouloud Kacem parlait bien de l’arabisation des esprits) est à l’origine de beaucoup de dégâts causés à la société dont la plus dangereuse demeure l’éradication de ses élites algériennes arabisantes et francisantes.
|Bio express
- Natif de Tizi Ouzou, Abderrezek Dourari décroche en 1993 un doctorat en analyse du discours à La Sorbonne après une licence en anglais puis un magistère en arabe à Alger. Il occupe actuellement le poste du directeur du Centre national pédagogique et linguistique pour l’enseignement de Tamazight. Abderrezek Dourari est également enseignant de traduction à l’université d’Alger depuis 2000. Il était membre de la commission de réforme du système éducatif.|
Synthèse de l'article - Equipe Algerie-Monde.com
D'aprés El Watan. www.elwatan.com. Par Nassima Oulebsir . Le 12 mars 2010.