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Algérie - L’émérite méconnu

l'emerite meconnu Te XIXe siècle s’achevait dans le silence des armes. L’Algérie coloniale ne fut jamais aussi heureuse. Le Code de l’Indigénat triomphait. La société indigène semble alors s’installer dans un long repli. Pourtant, les Algériens formés dans les écoles franco-arabes ne tardent plus à se manifester dans les tribunes de la cité coloniale. Ils s’appellent Louis Khoudja, M’hamed Ben Rahal, Mejdoub Ben Kalafat, Mohammed Nekkach, Taïeb Morsly.

Ils n’ignorent rien du langage des Français et de leurs mœurs sociales et politiques. Ils vont radicaliser leur discours pour envisager un passage en force dans la modernité que proclame la cité française. Débat entre tous nécessaire qui désigne de multiples horizons d’attente. Et certainement des nuances.

Un jeune homme seul, dans la lointaine cité maritime de Bône (auj. Annaba), qui a pourtant fait siens le credo de la science et du progrès, s’avance pour écrire, le 17 septembre 1893, dans son journal provincial El Hack : « L’homme qui renie le lait de sa mère peut-il aimer celui d’une étrangère ? » Par ses engagements nombreux dans la politique, le journalisme et la littérature, Omar Samar invite à repenser la transition vers la modernité dans l’Algérie de cette période.

Dans le respect des héritages du passé et des origines. Pour comprendre son parcours intellectuel, résolument tourné vers la modernité, il faut revenir au contexte politique et culturel. Bône reste, en cette fin de siècle, une cité moins marquée par la prégnance de codes traditionnels comme pouvaient l’être Tlemcen, Alger et Constantine. Dans cet entre-deux colonial, où monte la ferveur de l’Occident, où s’épuise déjà un Orient suranné, le journaliste Omar Samar - qui vient de quitter bruyamment Le Réveil bônois de Rasteil - décide avec ses amis, Slimen Bengui, manufacturier de tabac, et Khellil Caïd-Layoun, clerc de notaire, de créer un journal indigène, non pas pour faire pièce à une presse coloniale déjà enracinée, mais pour rendre visible une autre dimension de l’histoire présente : celle de l’occupation française. Cette jeune phalange citadine bônoise francisée, dont il n’y aura pas, longtemps, d’équivalent dans toute l’Algérie, veut à la fois interroger la complexité coloniale et témoigner de tous les possibles dans une société indigène engoncée dans ses archaïsmes.

Cette jeune phalange citadine bônoise francisée, dont il n’y aura pas, longtemps, d’équivalent dans toute l’Algérie, veut à la fois interroger la complexité coloniale et témoigner de tous les possibles dans une société indigène engoncée dans ses archaïsmes. Il n’est pas inintéressant de dire par quels mots, consignés dans un éditorial d’El Hack, commence leur aventure : « A notre tour, nous prîmes la parole… »

Tout est dit ici : un acte de naissance, dans la fulgurance et la concision. Omar Samar et ses amis prennent la parole pour dire les « sans parole », ces contingents de fellahs sans terre de la plaine d’Hippone, poussant leur charroi usé, tout près des rives éventrées de la Seybouse, subissant par-dessus tout la terrible épreuve de l’impôt. L’Indigène était alors acculé au désespoir par toutes sortes de fiscalités qui l’ont chassé de ses terres, cédées à la grosse colonisation, et l’ont interdit de séjour dans les villes. Ces images inquiètes d’une infinie désolation reviendront dans tous les numéros d’El Hack.

Et Samar observe : « Aujourd’hui le cultivateur vend même jusqu’à ses outils agricoles pour subvenir aux besoins de sa famille, comme s’il voulait à jamais abandonner le travail de la terre qui ne veut plus répondre à ses efforts » (20 août 1893). Cruelle dépossession — à la fois physique et morale — qui pousse par milliers ces hordes de la faim dans la périphérie des villes coloniales, abasourdies par le bâton et le fouet de la troupe et des milices des gros colons.

Le journalisme d’éveil que pratique Samar déroule au gré des numéros un inattendu cahier de revendication, aspirant à plus de justice et d’éducation pour les plus faibles, meurtris par la grosse colonisation, les caïds et les bachaghas, agents stipendiés et prévaricateurs. Comment ne pas voir la témérité de ces doléances dans l’Algérie du Code de l’Indigénat ?

Le préfet de Constantine introduit auprès du ministre de l’intérieur une demande expresse pour faire interdire El Hack, au début de l’été 1894, après neuf mois de parution. Samar fonde l’année d’après, en collaboration avec l’imprimeur Simon Leca, l’hebdomadaire L’éclair, devenu La Bataille algérienne, dès le neuvième numéro, après les réquisitions des propriétaires parisiens du titre. La ligne éditoriale de L’Eclair-La Bataille algérienne prolonge celle d’El Hack.

Le rôle qu’y tient Omar Samar est clairement exposé par Simon Leca dans un éditorial où il annonce le départ du journaliste : « Après avoir bataillé vaillamment pour la cause musulmane et socialiste, notre rédacteur en chef et ami dévoué Omar Samar se voit contraint, à son grand regret, d’abandonner la direction du journal pour des motifs privés. Nous ne saurions trop faire l’éloge de notre ami qui n’a jamais failli à son programme et qui a fait tout son possible pour améliorer le sort de ses coreligionnaires et des prolétaires de toutes les races » (25 avril 1895). Les raisons qui ont amené Samar à démissionner sont connues : militant socialiste, le journaliste, avec une indiscutable rigueur professionnelle, a choisi de partir au moment où son journal allait devenir le porte-parole électoral du parti socialiste bônois.

Une probité intellectuelle qui accompagnera sans cesse l’inlassable combat politique du journaliste, à la fois frondeur et pathétique. Excédé par la politique coloniale, Omar Samar interpelle, en 1894 dans El Hack, le président de la République française, soit deux années avant la semblable démarche de Zola, avec son fameux J’accuse publié dans L’Aurore. Dans sa lettre au chef de l’empire colonial, Samar n’entendait parler que d’un seul lieu, celui de son inscription sur les registres de l’état civil de la ville de Bône. Le sentiment de révolte était là, neuf et séditieux. Ce chemin dans une liberté et une pensée citoyennes, il reviendra à ses compagnons Abdelaziz Tebibel, Brahim Merdaci et Sadek Denden, de le porter, non sans retentissement, dans le nouveau siècle.

Dans son célèbre Moratoire (1900), qui annonçait le mouvement Jeune Algérien (1911) du docteur Belqacem Bentami, retrouvant les mots et la verve de Samar, Khellil Caïd-Layoun dénonce l’inertie d’un peuple soumis et de sa jeunesse instruite qui « patauge » dans la civilisation. Cette révolte aura un avenir.J’ai indiqué dans La Littérature algérienne de langue française d’avant 1950 (Constantine, Médersa, 2006) combien cette fin du XIXe siècle pouvait être féconde, marquer l’entrée inaugurale des Algériens dans la littérature en langue française et surtout définir un nouvel objet littéraire qui ne pouvait être celui produit en langues arabe et berbère.

Si le nom de M’hamed Ben Rahal, signant le tout premier texte littéraire algérien en langue française (La Vengeance du cheikh, nouvelle, 1891) constitue un repère essentiel, ceux moins connus - ou totalement inconnus - de Mustapha Allaoua, Mustapha Chabane, Abdelkader Abbas et du frontalier tuniso-algérien Athmane Ben Salah, guide d’André Gide, désignent un commencement riche de promesses.

Dans ce groupe d’auteurs, Omar Samar portera le pari du roman, publiant Ali, ô mon frère ! en 1893 et Divagations d’âmes, roman de mœurs exotiques et mondaines, en 1895. Des textes fondateurs Le journaliste s’inscrivait-il dans la filiation intellectuelle d’Édouard Drumont, allant jusqu’à signer une convention avec son journal La Libre parole ? Il partage avec l’auteur de La France juive (1886) une sorte d’ancrage, à la fois politique et littéraire, voguant sur les failles d’un antisémitisme qui, pour être d’époque, n’en fut pas moins délétère.

Pourtant cet antisémitisme qui sature les colonnes d’El Hack et de L’Éclair-La Bataille algérienne et enfle dans les pages des romans de Samar échappe à la tradition littéraire française en la matière, celle de Paul Adam, Léon Claudel, Léon Daudet, Charles Maurras, et affirme une spécificité algérienne, plus politique que raciale.

Samar la défend âprement dans un éditorial qui en explique les racines strictement politiques : « Les israélites que le Sénatus-consulte de 1865 ne distinguait point des arabes, ont été pourvus en série, en 1870, par un décret de l’un dès leurs arrivée au pouvoir, le décret Crémieux, du droit de vote, c’est-à-dire du droit de faire la loi à l’arabe ; et, ce seul fait donne à l’indigène le droit de crier : le juif, c’est l’ennemi ! » (L’Éclair-La Bataille algérienne, 22 février 1895).

Mais, au-delà du principe politique, les romans de Samar ne sont pas qu’une lancinante caricature du juif qui ne peut épuiser l’essentiel, le thème de la rencontre entre le musulman et la chrétienne. Thème récurrent jusqu’aux années 1940, qui connaît des fortunes diverses dans les œuvres d’Ahmed Bouri (1911-1912), Abdelkader Hadj Hamou (1925), Chukri Khodja (1928), Rabah et Akli Zenati (1943-1945.

L’union mixte, toujours contrariée, témoigne chez Samar d’un roman de l’échec, de l’impossible partage entre les communautés de l’Algérie coloniale et disqualifie le projet colonial. Ce n’est pas par ses thèmes, passablement ravaudés, que nous parle aujourd’hui le roman de Samar.

Ses textes fondateurs valent par leur écriture littéraire. Deux exemples en montrent la pertinence : Ali, ô mon frère ! se construit sur un double registre énonciatif, celui du signataire du récit - Zeïd Ben Dieb, pseudonyme d’Omar Samar - et celui d’Ali Ben Lazreg, son personnage principal. Cet entrecroisement de récits et de perspectives narratives fait éclater la centralité conventionnelle du roman. Divagations d’âmes, roman proche du courant naturaliste, emprunte à Zola la technique des topoï, à travers les catégories axiologiques du voir, du savoir, du pouvoir, déconstruisant les vies des personnages dans leurs espaces assertés et organisant leur cohérence.

Que ce soit dans le roman, dans le journalisme ou la politique, l’itinéraire d’Omar Samar restitue, en cette fin du XIXe siècle, une figure exemplaire de la médiation sociale et culturelle dans une société indigène algérienne qui accuse ses premières mutations. Ce passeur de la modernité dans la nuit coloniale a capté dans ses différentes expressions les enjeux de la situation coloniale : « Bientôt le souffle terrible des martyrs fera dissiper le voile sombre qui couvre notre belle Algérie et tout s’étalera au grand soleil et nos insulteurs d’aujourd’hui seront les coupables de demain » écrit-il, prophétique, dans El Hack (17 septembre 1893). Le mouvement de l’histoire, longtemps suspendu, redevient possible.

Synthèse de l'article - Equipe Algerie-Monde.com

D'apres El Watan. www.elwatan.com. Par Abdellali Merdaci. Le 18 Decembre 2008.

 

 

 

 

 

 

 

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